Le livre :
Jacquemort arrive dans un village qui lui est inconnu. Il ne sait pas qui il est, il sait juste qu'il est psychanalyste. Il cherche à comprendre. Ses pas le mènent dans la grande maison de la falaise, à l'instant même où Clémentine accouche des triplés Joël, Noël et Citroën. Elle a enfermé son mari, il y a deux mois, parce que sa grossesse l'a déformée. Elle le rejette après l'accouchement pour ce qu'il lui a fait. Au début, elle n'éprouve pas d'amour pour ses enfants, mais très vite, elle découvre l'amour maternel, puis l'instinct maternel. Cela vire au cauchemard, à la paranoïa.
Etant écarté par sa femme, ne pouvant participer à l'éducation de ses enfants, ne pouvant même pas les approcher, Angel décide de partir.
Jacquemort qui devient tonton Jacquemort découvre un village qui le surprend, le dégoute, et auquel il s'intègre et adopte pourtant les coutumes.
Ce que j'en ai pensé :
J'ai beaucoup aimé ce livre. Même si, en lisant la dernière ligne, en le fermant, je me suis dit "Mon Dieu, c'est effrayant !"
Celui-là, je l'ai aimé ! Parce que c'est exactement ça ! Quel talent quand même ! Comment fait-il pour retranscrire la réalité invisible qui se passe !
Je ne sais, mais moi j'ai adoré. Les métaphores, les vérités bien balancées, comme ça l'air de rien. Une réalité effrayante, mais tellement vrai.
Qu'y a t il de plus horrible ? La foire aux vieux, où ces derniers sont vendus comme du bétail pour qu'on exploite ce que l'on peut encore utiliser d'eux ? Les animaux que l'on punit parce qu'ils n'ont pas fourni assez de lait ? Les enfants qu'on utilise comme apprenti jusqu'à ce qu'ils se crèvent à la tache ? La Gloire qu'on couvre d'or pour qu'il mange la honte des autres villageois mais à qui on ne veut rien vendre pour ne pas être payé avec l'or de la honte ? Et le curé qui fait tourner les villageois en bourique ?
Voilà, le village où habite Clémentine et dans lequel pénètre Jacquemort. Un village où la honte est expiée par un seul homme, celui qui a le plus honte. Ainsi les autres font tout ce qu'ils veulent même le pire, sans jamais avoir mauvaise conscience, puisque quelqu'un aura mauvaise conscience pour eux !
Clémentine devient une maman parano. Elle veut tout pour ses enfants. Elle veut être une mère parfaite. On voit parfaitement le changement qui s'opère à l'intérieur de Clémentine avec l'utilisation des termes de Vian. D'abord appelés Salopiots, les triplés deviennent à la fin "ses enfants".
Vian a su parfaitement montrer les tourments d'une femme qui devient mère. L'amour porté au mari se transforme en haine. La haine d'avoir par le sexe et donc la grossesse déformé le corps, la haine de la souffrance dû à l'accouchement. Le rejet du père dans l'éducation, puisqu'il ne les a pas porté, les enfants, il ne peut pas savoir ce qui est bon pour eux. La découverte de ces êtres fragiles qui sont dépendants. Et puis, les peurs qui tourmentent les parents. Ne pas pouvoir protéger ses enfants du monde extérieur, imaginer le pire. Et puis, la mère qui devient castratrice, qui devient seule protectrice de ses enfants ...
Des scènes très parlantes, deux particulièrement ... la première quand Clémentine explique qu'une mère doit se priver pour ses enfants. Elle doit leur laisser les meilleurs morceaux à manger. Elle pousse le sacrifice par ne plus manger que de la nourriture qu'elle laisse pourir dans son armoire, parce que, pour elle, aucune mère, en dehors d'elle, ne pousserait le sacrifice jusque là pour ses enfants. La seconde, c'est lorsqu'un des triplés fait dans sa culotte, et qu'après l'avoir débarassé puis nettoyé, elle décide de lui lécher la raie des fesses, car la langue de sa mère ne peut qu'être ce qui sera le mieux pour le laver, puisque les mamans animaux le font, c'est que c'est le mieux.
Je ne suis pas sûre que Vian ait voulu carricaturer ici l'amour des mères possessives. J'ai trouvé dans sa vision de Clémentine, une compréhension, pas une pitié, mais bien une compréhension. Ce n'est pas simple d'être parent. On oblige les femmes à être des épouses parfaites, des mères parfaites. La femme se sacrifie pour son mari, pour ses enfants ... elle s'oublie toujours pour les autres. Pourtant tout le monde sait que la perfectude (je préfère ce mot à perfection) n'existe pas ! Les humains sont des êtres imparfaits ...
Un livre tellement humain, tellement plein de réalité humaine.
Et les enfants, le monde des enfants n'est pas oublié. Car les découvertes des enfants ne sont pas ce qu'ils voient, mais bien ce qu'ils croient voir. Et c'est cela qui est important, c'est le fait que les enfants ne voient pas ce que nous, nous voyons, mais bien ce que eux, voient. Les histoires qu'ils inventent, un monde où tout est possible, avec la magie d'y croire, les inventions, les découvertes.
Et si Vian, tout simplement, écrivait le monde des adultes avec ses yeux d'enfant ...
Citations :
- "- On n'est libre que lorsqu'on n'a envie de rien, et un être parfaitement libre n'aurait envie de rien. C'est parce que je n'ai envie de rien que je me conclus libre.
- Mais non, dit Angel. Puisque vous avez envie d'avoir des envies, vous avez envie de quelque chose et tout ça est faux."
- "- On me fournit la barque, dit l'homme, et on me paie de honte et d'or.
Au mot "honte", Jacquemort fit un geste de recul et s'en voulut.
- J'ai une maison, dit l'homme, qui avait remarqué le mouvement de Jacquemort et souriait. On me donne à manger. On me donne de l'or. Beaucoup d'or. Mais je n'ai pas le droit de le dépenser. Personne ne veut rien me vendre. J'ai une maison et beaucoup d'or, mais je dois digérer la honte de tout le village. Ils me paient pour que j'aie des remords à leur place. De tout ce qu'ils font de mal ou d'impie. De tous leurs vices. De leurs crimes. De la foire aux vieux. Des bêtes torturées. Des apprentis. Et des ordures."
- On ne reste pas parce qu'on aime certaines personnes ; on s'en va parce qu'on en déteste d'autres. Il n'y a que le moche qui vous fasse agir. On est lâches.
-Les enfants appartiennent à leur mère. Puisqu'elles ont eu mal en les faisant, ils appartiennent à leur mère. Et pas à leur père. Et leurs mères les aiment, par conséquent, il faut qu'ils fassent ce qu'elles disent. Elles savent mieux qu'eux ce qu'il leur faut, ce qui est bon pour eux, ce qui fera qu'ils resteront des enfants le plus longtemps possible.
- Il me semble que vous constituez les deux termes d'un équilibre ; l'un rend l'autre valable. Sans diable, votre religion prendrait un aspect un peu gratuit.